IL Y A TOUJOURS DES CAÏMANS (VF)

INTRODUCTION
Il ne faut pas lire très vite en marmonnant ou en mâchant les mots. Si on lit à voix haute, en remuant les lèvres, on peut entendre ce qu'on lit. À cet instant, c'est comme si une autre personne nous parlait et nous nous mettons à écouter. Ainsi on saura si ce que nous entendons est bien ou pas, si c'est vrai ou si c'est faux. C'est de cette façon qu'on peut découvrir des secrets, connaître nos vrais amis, ceux qui sont hypocrites, ceux qui ne nous soutiendront jamais. Mieux encore, on verra comment les histoires d'antan deviennent des histoires actuelles, et si on y rajoute un peu de sel et de piment, une journée entière ne suffira pas pour terminer ces histoires
Lorsqu'on lira, on se rendra compte qu'il y a des mots, les mêmes mots, qui sont écrits de deux façons. Cela démontre que le créole est une langue qu'on écrit comme on en a envie. Ce n'est pas la manière d'écrire un mot qui importe. Ni les vêtements que l'on porte, ni les chaussures, ni les longs cheveux ou les bigoudis... Ce qui est important c'est la force que vous portez en vous, les connaissances qui sont dans votre tête, et votre coeur généreux
Cette histoire existe dans beaucoup de pays, en Afrique, à Madagascar, en Inde, en Amérique du Sud. À Maurice aussi il y a quelques histoires de Caïman comme celle-là. Mais cette histoire-ci, nous l'avons adaptée comme nous l'a montré notre professeur quand nous étions enfants. Notre professeur, ce n'était pas un maître d'école, c'était un ouvrier qui aimait chasser les singes. Si vous allez à la Route des Pamplemousses, là où habite la famille Koyratty, ou à la Rue Royale au magasin de ferraille Nadesse, tout le monde vous dira qui était LUCAS LEBRUN. C'était lui le roi des conteurs. Il n'écrivait pas. S'il avait écrit tout ce qu'il savait, il aurait fait de l'ombre à beaucoup d'écrivains à Maurice. Au moment où vous lisez ce petit livre, pensez un peu à lui: c'est bien de se souvenir de quelqu'un qui nous a quittés après nous avoir appris à faire travailler notre esprit
Lorsqu'on lira, on se rendra compte qu'il y a des mots, les mêmes mots, qui sont écrits de deux façons. Cela démontre que le créole est une langue qu'on écrit comme on en a envie. Ce n'est pas la manière d'écrire un mot qui importe. Ni les vêtements que l'on porte, ni les chaussures, ni les longs cheveux ou les bigoudis... Ce qui est important c'est la force que vous portez en vous, les connaissances qui sont dans votre tête, et votre coeur généreux
Cette histoire existe dans beaucoup de pays, en Afrique, à Madagascar, en Inde, en Amérique du Sud. À Maurice aussi il y a quelques histoires de Caïman comme celle-là. Mais cette histoire-ci, nous l'avons adaptée comme nous l'a montré notre professeur quand nous étions enfants. Notre professeur, ce n'était pas un maître d'école, c'était un ouvrier qui aimait chasser les singes. Si vous allez à la Route des Pamplemousses, là où habite la famille Koyratty, ou à la Rue Royale au magasin de ferraille Nadesse, tout le monde vous dira qui était LUCAS LEBRUN. C'était lui le roi des conteurs. Il n'écrivait pas. S'il avait écrit tout ce qu'il savait, il aurait fait de l'ombre à beaucoup d'écrivains à Maurice. Au moment où vous lisez ce petit livre, pensez un peu à lui: c'est bien de se souvenir de quelqu'un qui nous a quittés après nous avoir appris à faire travailler notre esprit

ATTENTION AU CAÏMAN
En passant à Rivière Noire, vous pouvez avoir remarqué qu'il y a des petits étangs ça et là le long de la côte. En fait, ce sont des marigots dont les dimensions changent par temps de pluie et de flux et, ceci, voyez-vous, me fait songer à un grand marigot dans lequel vivaient des caïmans, il y a très très longtemps
Parmi les caïmans qui y vivaient, il y avait un vieux qu'on appelait Caïman Bagasse. Pourquoi Bagasse ? Eh ! bien, parce qu'on s'imaginait que si ce caïman prenait quelqu'un, il n'en serait resté que de la bagasse comme il en est de la canne à sucre après avoir passé par le moulin. Ainsi est le monde. Personne ne peut regarder son prochain s'il ne lui donne aussitôt un sobriquet
Eh ! bien, un jour, ce caïman qu'on appelait Bagasse, s'étant allé se chauffer au soleil, fut pris de sommeil et avait dormi le jour durant. Quand le sommeil le quitta, son ventre était flasque et, en dedans, cela commençait à démanger. "Il est temps de rentrer", se disait-il. Mais juste au moment de partir, voilà qu'il perçut un bruit de pas. Il tendit l'oreille, écarquilla les yeux et il vit venir quelques femmes qui parlaient avec animation
Le caïman connaissait les habitudes de ces personnes qui, de nos jours encore, vont laver le linge au bord de la rivière. Elles parlent inlassablement. Leur langue ne peut jamais tenir en place. Il leur faut causer... causer... causer sans fin
Voulant savoir de quoi elles pouvaient bien jaser, le caïman se tint dans un coin et écouta. Il les entendit dire alors qu'un grand malheur était survenu et que leurs coeurs se déchiraient parce que la fille du gouverneur -cette malheureuse-là- était tombée à l'eau et qu'elle s'était noyée
Le caïman écouta plus attentivement et il entendit dire aussi que le gouverneur avait donné des instructions à l'effet de faire assécher le marigot le lendemain et de lui ramener coûte que coûte le corps de sa fille, sinon il fera mettre le feu à la cambuse. "Mais, c'est un traquenard", murmura le caïman... Songez un peu : le trou qu'il habitait se trouvait juste dans cette partie du marigot qui était à peu de distance du village
Analysant rapidement la tournure des propos qu'il venait d'entendre, il murmura : "Ta place n'est pas ici, mon frère !" et il traversa le chemin, s'enfonça à l'intérieur et se cacha dans un coin sombre
Le lendemain, en effet, avant le lever du soleil, les travailleurs arrivèrent. Ils mirent à sec le marigot, le déblayèrent et exterminèrent tous les caïmans. Mais, où croyez-vous qu'on aurait retrouvé le corps de la fille du gouverneur ? Eh ! bien, vous ne le devinerez jamais
La vérité, c'est que très souvent le gouverneur donnait des réceptions dans son jardin, où il avait fini par remarquer qu'un jeune homme courtisait sa fille. Étant un étranger et plein de fierté, il ne pouvait faire comme les gens d'ici : forcer sa fille à entrer au couvent ou aller chercher des chicanes avec les parents du jeune homme. Pour lui, tout devait se passer dans l'ordre. Il observait la fille et, à la première occasion, il l'embarquait sur un navire et l'envoya en changement d'air auprès de sa grand-mère. C'est après le départ de la fille qu'il imagina le scénario où sa fille serait tombée à l'eau et s'était noyée ; qu'il fallait retrouver le corps de sa fille, sinon il mettrait le feu à la cambuse... Tout cela n'était que de la gadoue...
Jamais il n'y a eu le feu à la cambuse et jamais on n'a retrouvé la fille. Certes, il y a des gens qui racontent que le corps de la fille fut retrouvé dans le trou où vivait le vieux caïman, mais ça c'est une histoire comme bien d'autres qu'on a dites à ce sujet. C'est peut-être à cause de toute cette Fumée d'herbe verte que depuis cette époque aucun gouverneur ne vient ici en compagnie de sa fille et que les réceptions publiques en plein air n'ont lieu que tous les deux ans, et encore!... en l'absence des gouverneurs qui en profitent pour aller se reposer dans un campement au bord de la mer...
Mais revenons à notre sujet... Où en étais-je ?... Ah ! oui. Eh! bien, le jour où le marigot fut asséché, ce même jour, un petit garçon qui cherchait du bois sec pour faire cuire le manger, aperçut la caïman en train de jouer à cache-cache sous des broussailles. Il lui demanda :
- Que faites-vous de ce côté, Bagasse ?
- Ayo ! Que puis-je te dire, Petit-Jean, tu ne me croiras sans doute pas. Je me suis perdu. Ne pourrais-tu pas me porter chez moi ?
- Comment voulez-vous que je vous porte chez vous? Vous ne voyez donc pas que le "canal" est sec ?
- Eh ! bien, porte-moi plus haut, du côté de la rivière, mon fiston
Il fallait voir Bagasse à ce moment. Il pleurait autant des yeux que du nez. Il tremblait comme un possédé (yang)
Le petit garçon se mit à chercher et il trouva une natte. Il chercha encore et trouva un morceau de corde de vacoas. Il revint, bascula le caïman sur la natte, attacha la natte avec la corde de vacoas, puis, ayant tourné sa casquette à l'arrière, le rebord faisant comme un yéyé d'ouvrier docker sur la nuque, il installa le caïman sur sa tête et se mit en marche. Il marchait... marchait... marchait... marchait...
Quand il arriva au bord de la rivière, il fit mine de s'arrêter, mais voilà le caïman qui lui dit d'aller encore un peu. Chaque fois qu'il veut s'arrêter, le caïman trouve quelque chose à dire. Tantôt ci et tantôt ça
- - Va encore un tout petit peu... Ici il fait trop sombre... Ici, il n'y a pas assez de lumière... Ici, l'eau n'est pas assez tranquille, et ainsi de suite...
À un moment, le caïman, lui dit :
- Petit-Jean, n'entends-tu pas quelque chose ? Ecoute bien, qu'est-ce que tu entends ?
- Il me semble que nous nous approchons de la cascade, répondit Petit-Jean
- Mais non, pas ce bruit-là. Ecoute attentivement
- Mais ça c'est les cris des pics-pics, dit Petit-Jean
- Pics-pics ! s'exclama le caïman. Arrête-toi, mon vieux ! C'est là où il y a des pics-pics que j'aime vivre. Ça ce sont de vrais amis
Le petit garçon s'arrêta net. Le caïman lui dit alors: :
- Maintenant tu peux me déposer, mon Baba
Mais au moment où Petit-Jean le posa à terre, voilà que sa casquette est prise sous la natte. Pour l'enlever de dessous la natte, il pria Bagasse d'avancer un peu. Celui-ci avança un peu, remua ses jambes. Mais qu'est-ce que je puis vous dire? Le petit garçon avait à peine récupéré sa casquette que le caïman lui avait saisi le bras
- Ayo Mama ! Ayo ! (Voilà Petit-Jean qui se met à crier). Mais qu'est-ce qui vous prend ? Lâchez-moi ! Laissez-moi partir !
- Te laisser partir ? Tu en as de bonnes, toi. Sais-tu combien j'ai faim ?
- Laissez-moi partir, Tonton. (Voilà Petit-Jean qui l'appelle Tonton). Laissez-moi partir
- Te laisser partir ? Mais je ne peux te laisser partir. Sais-tu qu'il y a deux jours que je n'ai point mangé? Comment veux-tu que je te laisse partir ?
Une idée vint à Petit-Jean. Il dit au caïman :
Voyons Tonton, je vous ai porté à une bonne place ; vous, vous voulez m'emmener au fond de l'eau, ça c'est pas juste. Pour le bien qu'on vous fait, c'est connu, c'est le bien qu'il faut rendre
- Où donc as-tu vu ça ? Rendre le bien pour le bien, ce n'est que dans les anciennes légendes qu'on voit ça. Le bien, c'est par le mal qu'on le rend, jamais par le bien. Qu'est-ce que tu sais, toi ?
- Ce que je sais, répondit Petit-Jean, c'est que de la façon que vous me tenez, je ne puis m'échapper. Mais laissez-moi vous dire que votre langage ne tient pas debout. Vous êtes le seul au monde à raisonner de la sorte
- Tu penses ainsi, lui dit le caïman, il faut que tu aies perdu la tête pour penser ainsi
- Et bien, allons interroger quelques personnes et vous verrez ce qu'elles en pensent
- Je veux bien, dit le caïman, mais tiens-le toi pour dit. S'il s'en trouve trois qui pensent comme moi, je te fais savoir dès à présent que tu peux sauter-piler, tu n'échapperas pas de mes mains

Un instant après, une vieille vache s'approcha pour boire un peu d'eau. Celle-là, on l'avait surnommée Zabèthe parce que, au temps de l'esclavage, c'était le nom que les propriétaire d'esclaves donnaient généralement aux négresses qui avaient la garde des enfants et que ce nom allait bien à la vache
- Comment ça va, ma tante Zabèthe ? demanda le caÏman. Voilà longtemps que je ne vous ai vue ! Les affaires marchent bien...
- Comment pouvez-vous dire que les affaires vont bien, de nos jours ? La marmite brûle! et rien là-dedans
- Ce que vous me dites me rappelle quelque chose... Vous êtes d'un bon milieu; vous avez reçu de l'instruction ; pourriez-vous nous dire si le bien se rend par le bien ou par le mal ?
La vache répondit sans hésiter :
- Pour le bien, c'est le mal même qu'on rend. Vous pouvez vous fier à ma parole. Laissez-moi vous expliquer. Au temps de ma jeunesse, lorsque j'étais pleine de force, la vie coulait douce pour moi. J'avais du son et de l'avoine. J'avais du dal avec le sel. Mon maître m'adorait. On me lavait, on me frictionnait. En ce temps-là, je produis beaucoup de lait et c'est grâce à moi que mon maître possède aujourd'hui autant de vaches et de taureaux. Mais maintenant que je suis vieille, maintenant que je n'ai plus de lait, il n'y a pas une âme qui veuille m'emmener brouter un brin d'herbe verte. Maintenant , comme le soleil se lève on me fait sortir du parc en me donnant un coup de bâton sur le dos et en me criant Allez ! Et j'ai à aller me débrouiller comme je peux pour trouver ma nourriture. Voilà ce qui me fait vous dire que pour un bien c'est le mal qu'on rend de nos jours, sous ce parasol du Bon Dieu. C'est le destin qui veut que ce soit ainsi
Le caÏman jeta un regard de contentement au petit garçon
- Petit-Jean, as-tu entendu cela ?
- Oui, répondit Petit-Jean, j'ai tout entendu
Dans l'intervalle, pleine d'elle-même, tante Zabèthe épanouie s'en alla en se dandinant, tant elle se sentait assurée d'avoir bien parlé, oubliant, la pauvre, que les deux os de son derrière étaient devenus comme des lames de rasoir

Un instant après, voilà le cheval maigre qui s'approcha. On l'appelait "Ceval-Carême". Vous devinez pourquoi: parce que le malheureux passait sa vie à jeûner. Il avait avancé sa bouche pour remuer l'eau avant de boire, et voilà que le caÏman lui demandait :
- Carême, fit-il, vous êtes quelqu'un ayant de l'âge. Avec l'âge, vous avez eu de grandes connaissances, pouvez-vous nous dire si c'est par le bien que le bien est rendu ou si c'est par le mal que le bien est rendu ?
- Je ne sais pas ce que vous appelez le bien, répondit le cheval. Pour moi, quand vous faites le bien, on met le feu à votre derrière. J'en sais quelque chose !
Il prit un petit air fringant. Et une pose avec cela. Il envoya un pied en avant, tint sa tête haute, regarda de tous les côtés comme font les orateurs dans les meetings, et puis après, il commença son couplet :
- Ecoutez-moi bien tous les deux. Comme vous me voyez aujourd'hui, plutôt mal fagoté, du temps que j'étais jeune j'avais, pour moi seul, trois palefreniers. Ma nourriture, je peux vous le dire, c'était du tout cuit. La quantité d'avoine que j'avais! Vous ne vous en faites pas une idée. (Avec son museau il décrivit dans l'air un grand cercle, puis il ajouta) Comme ça ! Cette quantité, matin et soir. des carottes avec le miel ?... Comme ça ! Comme ça ! A toute heure. Le matin, j'étais baigné. Lustré. J'avais un harnais acheté dans le plus grand magasin de la capitale. Ce harnais était recouvert de boutons d'or travaillés par les grands bijoutiers de la rue Moka. Si vous voyez ça ! ça brille !... vous éblouit les yeux !... Quand il y avait des parades, j'étais à la parade, moi, comme vous me voyez. A la saison des courses, je prenais part aux courses, moi. En ce temps-là on ne m'appelait pas Carême. On m'appelait Che-val ! Entendez-vous ? Che-val, et non Ceval comme aujourd'hui. Cheval ! Cheval Noble ! Cheval Fier ! Les meilleurs noms étaient pour moi et j'avais mes photos dans les gazettes, des guirlandes de fleurs autour de mon cou... Douze ans, entendez-vous? Douze ans j'ai porté cette canaille. Partout où Le Monsieur se rendait, j'étais de la partie... Maintenant qu'est-ce qui arrive ? Il arrive que je me fais vieux. Tout ce que fait cette canaille dès que le soleil se lève, c'est s'assurer de la résistance de cette corde que vous voyez qui pend à mon cou (pour me rattraper facilement au cas où j'essaie de m'éloigner), et de me donner un coup de bâton sur le rein en me criant Allez ! Et j'ai à m'en aller trouver mon manger comme je peux
Ayant terminé sa diatribe, Carême plongea sa tête dans l'eau et en prit une grande gorgée. Il remua un instant les épaules comme font les jeunes garçons, quelquefois, quand ils portent un complet neuf, puis il s'éloigna d'un air détaché comme s'il n'avait jamais parlé au caÏman
- Petit-Jean, as-tu entendu ? demanda le caÏman. Maintenant j'ai trop faim, je ne peux me retenir, il me faut t'emmener...
- Non, Tonton Bagasse, ceci n'est pas la condition. Vous même avez suggéré qu'on interroge trois personnes. Si la troisième raisonne comme les deux autres, alors là, vous ferez ce que vous voudrez, mais pas avant
- Mâtin, va ! Tu es agaçant à la fin
En fait, le caÏman n'était pas à l'aise. "La vache a passé", se disait-il, "le cheval a passé, qui est-ce qui va venir maintenant ? Il se peut que ce soit un faiseur, quelqu'un qui aime à palabrer, sais-on jamais, la chance peut virer de bord..."
Levant les yeux, qui vit-il arriver gaillardement de l'autre côté du chemin ?

Le caïman sentit le courage lui revenir. Il dit à voix basse "Ça, c'est ma chance. Ce n'est pas un mangeur de salade qui pourra tenir tête avec moi.". Il l'appela :
- Lièvre-la Chance ! Lièvre-la-Chance !
Le lièvre s'entendant appeler de ce nom, accourut comme si la balle d'un calibre 12 avait frappé à côté de lui. D'un bond, il franchit la rivière et se trouva devant eux. Surpris, le caïman lâcha le bras de Petit-Jean
- Tonton-la-Chance, lui dit le caïman, de nous trois vous êtes le plus grand personnage ; je voudrais vous demander lequel de nous deux, cet enfant ou moi, lequel dit la vérité. Moi je dis que le bien ne se rend que par le mal ; le petit, lui, prétend que le bien ne se rend que par le bien. Qu'en pensez-vous ?
Le lièvre se frotta la bouche avec la paume de sa main. Puis, il se frotta le menton avec le revers de la main, comme les vieux singes. Puis, il se gratta l'oreille avec le petit doigt, comme les grands savants. Et puis après, il dit :
- Vous ! Camarade Bagasse, vous-même, auriez-vous pu demander à un aveugle quelles sont les couleurs d'un drapeau planté au sommet de la Montagne des Signaux ?
- Non, ça ne se peut pas, répondit le caïman
- Bon ! fit le lièvre. Maintenant, voyons un peu. Vous croisez en chemin un enfant que vous ne connaissez pas, pouvez-vous dire si cet enfant est l'enfant d'Un Tel ou l'enfant d'Un tel ?... Essayons de voir la chose autrement... Supposons que, d'une manière ou d'une autre, il vous arrive à vous trouver au fond d'un bois qui vous est inconnu, là vous découvrez un sillon (chemin), est-ce que vous pourrez dire où mène ce sillon ?
Cette fois aussi, le caïman répondit :
- Non, ça ne se peut pas
- Bon ! Si c'est ainsi, il faut d'abord me dire ce qui s'est passé entre vous deux
Souriant à demi, le caïman lui dit :
- Il semble que vous menez une enquête...
Les oreilles du lièvre se dressèrent
- Il ne s'agit pas d'enquête, fit-il froidement. Mais un principe est un principe. Avant de parler, il faut savoir de quoi parler. Il n'y a que le bourricot qui croit savoir toutes choses, sans jamais avoir rien appris. On le met dans un guêpier et voilà qu'il s'y complaît. On le flatte un peu et voilà qu'il s'imagine être à la télévision et qu'il peut répondre à toutes les questions. Littérature, peinture, économie, développement, il n'en fait qu'une bouchée ! Pour lui, le socialisme, le syndicalisme, les coopératives, c'est des jeux d'enfant. On n'a qu'à parler de notre danse populaire, le SÉGA, et voilà le gaillard qui frappe dans ses mains, donne de la croupe sur un air de son cru. Les questions de contrôle des naissances, et de l'étude des langues étrangères, par exemple, est-ce qu'on doit commencer par apprendre le français, ou bien l'anglais, ou bien le bengali ou coq des bois, ou bien l'arabe, tout ça c'est des bonbons dans sa bouche. Croyez-moi, les gens de ma trempe ne s'embarquent pas dans ces calèches branlantes...
Voyant le temps s'écouler, se sentant de plus en plus affaibli, voulant placer un mot, le caïman dit au lièvre, d'un air plutôt entendu :
- Mais ne vous emportez pas...
Oh ! La ! La ! Qu'est-ce qui lui a pris ? Ce n'était pas ce qu'il avait voulu dire, mais les mots avaient dépassé sa pensée et voilà que lui, si adroit, il s'était mis à parler comme les gens de l'Opposition
- Vous dites que je m'emporte ? C'est le cheval qui s'emporte, répliqua le lièvre, piqué au vif
- Pardonnez-moi, fit le caïman, ce n'est pas ce que j'ai voulu dire
Il fallait voir cette scène. Le caïman n'avait plus de voix. Sa bouche était sèche. La salive ne passait plus. Il n'avait plus de contenance. Mais que pouvait-il faire ? Le coup avait porté
- Pardonnez-moi, répéta-t'il. Vous savez, je voulais seulement vous dire de ne pas oublier la petite question que je vous ai posée
Le lièvre répliqua durement :
- Je n'oublie rien ! Ce sont les députés qui oublient ! Je sais quelle est la question que vous m'avez posée. Je sais aussi ce que j'étais à vous dire. J'étais à vous dire qu'il faut avoir du principe, qu'on ne doit pas parler à tort et à travers comme le bourricot qui sait tout sans rien apprendre...
Le lièvre s'arrêta de parler, respira profondément, et, le torse bombé, il reprit très calmement :
- Je vous ai dit ceci : lorsque je saurai ce qui s'est passé entre vous deux, à ce moment-là je ferai travailler mon esprit et je verrai comment répondre à coup sûr. Autrement, je cours le risque de dire ce qu'il ne faut pas dire
- Voilà, Tonton, ce qui s'est passé, dit le caïman qui avait quelque peu retrouvé son aplomb. Ce petit garçon me trouve dans le bois, il m'enveloppe avec une natte et me porte ici. En arrivant ici, j'ai faim. Je sens que si je ne mange pas, c'est la fin de mes jours. Alors, je serais bien bête de le laisser partir dans un moment pareil et d'aller tenter ensuite la chance de manger... Qu'en dites-vous ?
- Sur ce point, je comprends qu'il n'y a pas d'alternative, fit le lièvre. Mais dans les paroles qu'on exprime, il y a du bon et il y a aussi du pas tout-à-fait bon. Quand on a des oreilles, c'est pour entendre, sinon où en est l'utilité d'avoir des oreilles ? Et moi, j'ai des oreilles de lièvre et je sais que ce sont des oreilles qui entendent parfaitement... Vous vous demandez, mon camarade, où je veux en venir ? Pourquoi je vous tiens ce langage ? Et bien, parce que, dans vos paroles, il y a une chose qui ne sonne pas juste
- Quelle chose ? demanda le caïman
- Mais lorsque vous dites que ce petit garçon vous a porté jusqu'ici, c'est comme si vous tenez à me faire manger le brède-martin, il ne me restera plus qu'à mourir ensuite...
- Mais tout cela est vrai, affirma Petit-Jean
- Vous êtes un menteur ! fit le lièvre brusquement. Fermez le bec ! Ce n'est pas à vous que je m'adresse ! Regardez-moi ce menteur !
Le caïman intervint :
- Mais cet enfant ne dit que la vérité, voyons !
- Je ne mange pas de cette boulette ! trancha le lièvre. Pour que je croie, il faut que je voie de mes yeux, comprenez-vous ?
A ce moment, il semblait que le lièvre commençât vraiment à se fâcher. Il fallait le voir. Il se tenait droit. Raide. Les veines de son cou se gonflaient. Il jurait, criait et ordonna avec force :
- En avant ! En avant ! Deux à deux, dépêchez-vous !
Mamma ! les voilà se dépêchant pour se mettre en ligne comme des soldats ! Il fallait voir ça, c'était à mourir de rire
Le lièvre jeta un regard de biais à Petit-Jean
- Voyons ! Vous dites que vous avez porté un individu de ce gabarit dans une natte pareille, comment donc avez-vous fait ?
Petit-Jean se débrouilla et répondit :
- Et bien, je l'ai enveloppé dans la natte et puis j'ai attaché la natte
- Bon ! fit le lièvre. Maintenant, je veux voir comment vous avez fait
En entendant cela, voilà que Bagasse alla de lui-même se mettre sur la natte et se recroquevilla autant que possible. Le petit garçon n'eut qu'à joindre les deux côtés de la natte et attendre ce que le lièvre allait décider
- Vous dites que vous avez attaché la natte, n'est-ce pas ?
- Oui, Tonton, j'ai dit que j'ai attaché la natte
- Bon ! fit le lièvre. Montrez-moi comment vous avez fait
Le lièvre n'avait pas fini de parler que, de son morceau de corde, Petit-Jean avait attaché la natte de toutes ses forces
Le lièvre lui dit :
- Vous dites que vous l'avez porté sur votre tête, n'est-ce pas ?
- Oui, Tonton, j'ai dit que je l'ai porté sur ma tête
- Bon ! Portez-le sur votre tête pour que je voie
Le lièvre avait à peine achevé que Petit-Jean avait tourné sa casquette à l'arrière, avait soulevé le compère et l'avait placé sur sa tête
A ce moment, le lièvre demanda à Petit-Jean :
- Dites-moi, Petit-Jean, vos parents sont-ils des estropiés ?
- Non, répondit Petit-Jean
- Ah ! bon, mais dites-moi, ce Bagasse, est-il un membre de votre famille ?
- Non, répondit Petit-Jean
- Ah ! bon, je vais dire quelque chose...
De la paume de sa main, le lièvre se frotte et le nez et la bouche. Il se gratte l'oreille un instant. Il fait un entrechat. Il fait deux entrechats. Et puis après, il dit à Petit-Jean :
- Que tu es bête !... Mais vas-t'en, voyons ! Retourne chez toi avec ta prise. Ta maman, ton papa, tous tes parents, amis et connaissances seront réjouis de manger le curry de caïman. C'est ainsi, vois-tu, qu'il faut agir avec ces gens qui sont toujours à jouer au plus malin, tous ces gens qui n'ont qu'une idée en tête : marcher sur la tête des petits
A peine eût-il dit ces paroles qu'il partît comme une fusée et disparut

Ce soir-la, en effet, grande réjouissance à la maison de Petit-Jean. Il y avait tant de monde venu manger le curry de caïman, qu'on ne savait où passer, qu'on ne voyait où s'asseoir. Même Zabethe, requinquée, même Carême, sa corde enroulée autour du cou comme un cache-col, même eux étaient venus avec leur suite de cholos, comme pour une veillée mortuaire. Il ne faut pas s'en étonner. Ils appartiennent à ces classes flottantes qui sont tantôt de ce côté et tantôt de l'autre. Tantôt avec les grands et tantôt avec les petits. Leur rééducation est à faire
A l'heure où j'arrivais, il était un peu tard. Dans la cour, le SEGA battait son plein. J'allais me mettre à faire du rodage pour avoir un tout petit morceau, quitte à le manger avec de l'apang, mais juste à ce moment j'entendis un grand vieillard qui parlait à Petit-Jean
- De bonne heure, disait-il, Lièvre-Le-Guide a passé au village et il m'a conté comment tu es sorti du pétrin. Tu peux dire que tu l'as échappé belle. Maintenant il faut retenir ce que je vais te dire. Ici on est tous à dire et à chanter que ce jour est, pour le caïman, le dernier jour. C'est en effet le dernier jour de règne du caïman dans notre île Maurice. Comprends-moi. Le règne du caïman est terminé. Il n'y a plus de caïman. Mais les gens qui sont comme des caïmans, il y en aura toujours. Ces gens ont des visages d'humain, mais en dedans de leur personne c'est la nature du caïman qui prédomine. Il ne faut pas espérer qu'un jour on arrivera à changer cette nature. Toute sa vie on doit garder ses yeux bien ouverts et agir avec cette sorte de gens comme le martin avec le borer. Me comprends-tu ?
- Oui, grand-père, répondit Petit-Jean
Dans l'intervalle, j'avais passé sous une table pour essayer de trouver un morceau de Bagasse. Je n'eus pas le temps. Un Capore était là. En voyant les muscles de ses bras, j'avais des frissons. Mais il faut vous avouer que j'avais agi à la légère. J'aurais dû m'être présenté ouvertement comme un ami. En prenant des raccourcis, je n'avais réussi qu'à faire naître la méfiance. D'après mes calculs, ce bougre-là avait l'oeil sur moi depuis un bon moment
Brusquement il allongea le bras et me saisit : Cap ! Je fis une de ces glissades... Qu'est-ce que vous auriez dit ? Je démarrais ! Je démarrais à une telle vitesse que le fond de mon pantalon est resté dans sa main
Quelle course, mes amis ! Je courus si vite que mes talons frappaient dans mon dos. Je courus !... courus !... jusqu'à ce que j'arrive ici, vous conter cette histoire
Oh ! Que j'ai sorif, vous autres !

( hélas, la fin du commentaire est encore en attente de traduction )
