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DES MOTS POUR MA MAMAN, SURTOUT


Mariette

  • NOUVELLE 6
  • Nouvelle qui doute de rien

1 (et en fait y'en a qu'un)


Le coude sur la table, la main en l'air et le doigt lancé comme un appel, l'élève se répète en lui-même LA réponse, ce petit mot qu'il aimerait tant clamer d'une voix triomphale.
Mais la maîtresse ne prête aucune attention aux derniers de la classe, et comme à l'accoutumé interroge l'incollable, le meilleur des meilleurs, le fils Duval. Ce dernier, rejeton de notable parvenu (Môssieur le Père Duval), boutonneux boudiné et binocleux comme se doit d'être le fort en tout, se dégage tant bien que mal de son pupitre et se lève enfin, imposant son air fat à tous ses condisciples

"On les appelle les Peaux-Rouges, mais les Indiens sont de race... JAUNE ! ... Ils descendent des Mongols... C'est Christophe Colomb qui a donné le nom d'Indiens aux habitants de l'Amérique, il croyait..."

C'était bien Duval, ça ! On lui demandait un simple mot, juste le nom d'une couleur, et il en profitait pour débiter toute la leçon !
Quand même, la maîtresse l'interrompt :

"Bien, très bien, tu peux t'asseoir, Alexandre !"

Et elle reprend son cours d'Histoire...
Iroquois, Cheyennes, Apaches... Denis, notre élève, regardant à travers la vitre sale de la fenêtre du fond, voit bientôt chevaux et cavaliers qui pénêtrent dans la cour de l'école, Grands Chefs devant et guerriers bien alignés derrière.
Chacun saute de son cheval, et tous retombant accroupis gardent la position. Alors, le seul qui soit resté perché sur son bidet (un étalon pur sang, au moins! suppute Denis), le Grand Manitou personnifié, tout plumé et bariolé, se mit à dessiner des traits dans les airs. Le dernier de ces gestes, et de loin le plus majestueux, donnait le signal tant attendu de tous, et tous ils se ruèrent sur le ballon posé là-bas, tout près des cabinets à l'autre bout de la cour.
"Ah voilà, ça y est ! C'est Renard Gris qui l'a ! Ah non, c'est Oreille Cassée ! Bon sang quelle cohue, j'y vois plus rien !

DENIS !!! Je répète ma question : Qu'adoraient donc la plupart des Indiens ?"

Denis tourna la tête, revenant à grand peine dans la classe, et... "LE FOOT !" lança-t-il tout excité.
Il rougit aussitôt et mit la main devant sa bouche restée grande ouverte. Mais trop tard, la bêtise était lâchée.

"Denis, tu dépasses les bornes, AU MUR !!"

Ces derniers mots accompagnés du geste symbolique : un index effrayant pointé sur le coin arrière droit de la salle prodigieusement silencieuse. Madame Dubreuil croyait dur comme fer à la vertu du recueillement et usait, quoique presque exclusivement envers Denis, de sa propension à isoler les cas récalcitrants, les "mauvais sujets".
L'enfant, tête baissée, gagna lentement son coin préféré.
C'était bien son préféré, oui, ce coin-là. Parce qu'il y était à l'abri des regards moqueurs. Et parce qu'à l'inverse du coin gauche, le coin droit était tout proche du poêle qui ronflait agréablement en cette saison.
Quelle heure était-il ? A quel degré d'exaspération Madame Dubreuil en était-elle arrivée?
De la réponse à ces questions dépendait la durée de la punition. Mais peu importait à Denis, à force d'habitude il ne s'ennuyait plus devant son mur, il avait appris à l'aimer.
Au début, c'était sur le mur-même qu'il se concentrait. Jusqu'à lui donner vie, et même jusqu'à oser le toucher pour en apprécier la texture. Il le respirait aussi, et par dessus la banale odeur de craie, c'étaient des effluves lointaines qui lui chatouillaient les narines: parfum minéral des jours de l'âge de la pierre, émotion des vents et marées qui s'étaient joué du matériau, relents de la sueur des hommes qui l'avaient travaillé...
Et Denis reniflait son mur à la manière des chèvres en quête de salpêtre, se contentant toutefois des exhalaisons à consommer, pour imaginer...

... IMAGINER ...

Et c'était bien de cela qu'il s'agissait. A la longue, il avait fini par les voir, ces temps préhistoriques, ces éléments déchaînés, et ces travailleurs épuisés. A les voir sur son mur, et en instantané!
Puis Denis était entré DANS son mur, curieux d'en découvrir la structure, d'en percer le secret. Il ne fut pas déçu. Quelle richesse, bon sang, mais quelle richesse ! C'était tout ce que l'enfant aurait pu en dire, s'il était venu à l'idée de quelqu'un de le questionner sur ce sujet.
Un mur, à l'intérieur, c'est riche... disons, comme une forêt !
Avec ses parties denses et mystérieuses.
Avec ses espaces plus dégagés où la masse est trouée de petits points dorés, telle la lueur perlante au travers d'un feuillage.
Avec ses plages immaculées comme ce que perçoit l'oeil ébloui quand surgit la clairière.
Avec la même musique aussi, bruissement des feuilles et craquement des branches comme un bruit de pas sur le gravier.
Et c'est vivant, un mur ! Il peut se soulever ou s'effondrer au rythme du coeur de notre Terre.
Las ! comme son ami l'Arbre, le mur peut être cruellement réduit, amputé, ou même Horreur ! amputé. Abattu.

Arrivé à cette triste réalité, Denis en fut si marri qu'il décida de ne plus rester simplement DEDANS le mur, mais d'aller une prochaine fois AU-DELA...

C'était en ce jour des Indiens, précisément, que l'enfant devait faire le grand pas en avant.
Sitôt devant l'édifiant ouvrage qu'il désirait se démythifier, Denis le traversa derechef, et puisqu'il était bien décidé à ne plus s'attarder dans l'intérieur plâtreux, cette fois l'enfant se retrouva tout de suite de l'autre côté, comme par enchantement.
De l'AUTRE côté du mur !
Comme cela avait été facile ! Juste un peu d'élan, beaucoup de volonté, et surtout, surtout, la foi inébranlable en ce que l'on croit !

Lorsqu'il fut revenu de sa surprise d'avoir franchi l'infranchissable, le jeune garçon put apprécier l'étrange beauté du spectacle qui se découvrait sous son regard. Une plaine dansait, verte et onduleuse, nue à l'abord puis parsemée dans le lointain de protubérances mobiles et lumineuses. Cette plaine était immense, semblait même infinie... aucune limite n'apparaissait, ni à gauche ni à droite, jusqu'à l'horizon droit devant qui restait incertain...
Denis se sentant irrésistiblement attiré vers ces feux follets tout là-bas, n'essaya pas de résister et se jeta à l'eau. Il aurait presque voulu nager, en vrai, tant la surface se démontait, mais ce n'était même pas la peine, en fait, puisque le sol inconsistant le portait cependant sans faillir.
Ce qu'il avait pris tout d'abord pour des lucioles de jour se révèla n'être qu'une cohorte d'enfants comme lui, qui s'égaillaient piaillant dans un cercle aux limites par eux seuls définies. Des enfants comme lui, pas tout-à-fait pourtant. Car de leur forme humaine irradiaient mille reflets de couleurs aussi vives que leurs déplacements. Il paraissait qu'aucune fille ne fut là pour troubler ce si plaisant désordre, aussi Denis se fit-il s'avancer au plus près des premiers de ces diablotins virevoltants. Lorsqu'il fut à leur hauteur, la terre sous ses pieds se figea tout-à-coup, tandis qu'accouraient en sautillant tous ceux qui s'étaient trouvés à l'arrière-plan. C'est ainsi que Denis fut bientôt cerné de toutes parts, immobile au coeur d'une couronne luminescente que n'aurait pas renié Saint-Guy*

L'élément le plus petit de taille, mais très haut en couleur, ne jugea pas utile d'interrompre son trémoussement pour s'enquérir du bon vouloir du visiteur. Ce à quoi celui-ci répliqua quand même que pour l'heure, il aimerait savoir où il était, en quel pays, et pourquoi la terre se prenait-elle donc pour la mer, et puis pourquoi sauter ainsi quand ce serait tout de même plus agréable de s'arrêter un brin pour discuter, et puis aussi...
Il aurait pu égrener tout un chapelet des questions qu'il se posait, mais soudain tous les enfants entonnèrent d'une même voix nasillarde ces étranges couplets :

Derrière le Mur nous sommes nés
Derrière le Mur nous grandissons
Et jamais au grand jamais
Devant le Mur nous n'irons
C'est ainsi, nous vivons ici
Au beau pays des Enfants Punis
Où Messire Tomte nous protège
C'est le Gardien des Sortilèges !
Derrière le Mur nous sommes nés
Derrière le Mur nous grandissons
Et jamais au grand jamais
Devant le Mur nous ne mourrons
A aucun prix ne partirons d'ici
Du beau pays des Enfants Punis...

S'en suivit une démonstration fort surprenante de galipettes inconnues de notre jeune ami pourtant expert en la matière.
Enfin, dans une jolie débandade au son du dernier refrain de leur chanson, les lutins se dirigèrent vers un chemin mousseux et tortueux qui semblait n'avoir surgi que pour inviter à le suivre tous ces petits malicieux.
Denis, recouvrant alors bien vite l'usage de ses jambes, les prit à son cou afin de ne pas se laisser trop distancer de la meute insouciante. Mais c'était peine perdue, profitant du premier tournant venu, la troupe avait disparu et Denis se retrouva tout seul, face à un autre paysage aussi incroyable que la plaine-mer qu'il venait de quitter.
Il y voyait une sorte de parc de loisirs, immense et tout ensoleillé, où des centaines d'autres enfants riaient et s'amusaient en parfaite liberté.
Immobile en surplomb de cette vaste étendue, Denis pouvait constater qu'il n'y manquait rien de ce qu'il mettait lui-même dans son jardin secret. C'est dire tous les manèges et attractions les plus diverses, qui ne demandaient en guise de billet d'entrée qu'une simple présentation de bonne humeur.
En ce lieu les animaux dits sauvages se laissaient approcher et caresser, ne rugissant que de plaisir. Celui sans doute de n'être pas en cage. Barbe à papa, marrons glacés et autres gaufres confiturées, des tonnes de friandises en vérité, remplissaient des paniers ouverts à tous les désirs : et servez-vous à volonté! Aux tirs à pigeons, ceux-ci visaient des chasseurs en carton, et sur la scène de la baraque des monstres, quiconque avait une belle grimace à présenter était invité à venir la monstrer. Les seuls adultes admis en cette fête jouaient pour le théâtre des marionnettes les rôles de guignols et de gendarmes, comiques d'occasion...
Et puis...
Mais Denis dans toute jeune vie avait déjà bien assez regardé sans toucher, pour rester là plus longtemps, loin de ce paradis. Il y descendit à grandes enjambées, et après avoir effectué trois cabrioles pour droit d'accès, il pénétra plus avant dans son rêve, petite ville sans mur...
Là régnait l'Enfant, mâles tout puissants et petites filles bien sages. Icelles, quelque peu moyen-âgée pour mieux coller à la fantaisie de Messires les chevaliers,  se devaient d'être ingénues, agréablement muettes, n'occupant leurs quenottes qu'à de menus travaux des plus utiles : rapiéçage des bliauts de ces messieurs, recousage des chausses de ces messieurs, remaillage des brillants hauberts de ces messieurs, etc. Mais enfin, leur était tout de même accordé le loisir de se dissiper en des tâches plus futiles, tel l'entretien de leurs petites affaires personnelles.
Un vrai paradis, or donc, pour petits garçons punis mais disciplinés.
En allant au plus près vers le centre de ce lieu enchanté, Denis croisa des copains qui le saluèrent chaleureusement, sans mot dire cependant. Lui-même tenta de parler, mais encore et toujours son verbe se heurta à ce mur invisible qui interdit à l'élève de parler en classe sans que le maître l'en eût prié. Comme quoi les vrais murs, tel celui-ci de l'incommunicabilité, persistaient rugueux et inébranlables!
Lucide en son rêve éveillé, notre piteux chevalier en arrivait à souffrir de tous ces silences amassés, quotidiennement imposés depuis sa nuit des temps, avec encore par dessus le vide de toutes ces réponses qu'on voulait lui faire dire sans qu'il en connaissât seulement le premier mot. Mais il était bien décidé à ne pas s'en laisser conter, cette fois. Rempli d'un nouvel et fol espoir en ceux de sa race, il se dirigea vers les personnages qui trônaient en milieu de terrain. Là où convergeaient d'ailleurs tous les esprits vagabonds, entraînés sans doute par la même certitude de trouver le merle blanc, cet ami à la vie à la mort sans qui, chacun le sait, tout le monde est dépeuplé. Pas de compétition pourtant, les enfants ne se hâtant que pour se dépasser soi-même. Et se trouver, finalement, seul et intègre sur la ligne d'arrivée. Denis y posa bientôt le pied et sa bouche s'arrondit en un O muet, de saisissement : Duval, le fils Duval, était placé très exactement sur la Croix d'Honneur. Laquelle petite croix vert-gazonnée ne fait d'ordinaire sa traînée qu'au milieu de la cour d'école. Mais, assis en tailleur et la tête ceinte des plus belles plumes de l'univers, c'est bien de cette croix-là que Duval regardait tout son monde d'un oeil neuf, perçant et intelligent et généreux, un vrai miracle ! Après avoir béni de Son regard l'assemblée religieusement recueillie, Il leva un index magnifique pour montrer à Denis, et seulement à lui semblait-il, ce qu'il lui fallait regarder. Le médusé Denis obéit à ce doigt impérieux, et tournant la tête il vit... il vit... et bien il ne vit rien d'autre que ce qu'il est si bon de voir lorsqu'on est un enfant et qu'on crie à l'amour.  Effacés tous ses pairs, disparu le Duval,  Denis n'avait plus d'yeux que pour cet immense totem, tout à coup planté là, au beau milieu de la cour. Et ce totem qu'il voyait tout là-bas, c'était sa mère qu'il admirait tout au fonds de lui-même.
Et bien voilà il l'avait enfin trouvée, la force assez puissante pour abattre tous les murs réunis ! Pour les abattre et empêcher que sur leurs ruines d'autres silences viennent tout gâcher encore.
Tout remué à l'intérieur et sentant des larmes lui couler sur les joues, Denis se ramena tout seul à la réalité. Prononça enfin ce mot qu'il s'était imaginé interdit pour lui : un "Maman !" lancé tel un cri de naufragé.

C'est Madame Dubreuil qui en devînt muette, pour le coup ! Et immobile, aussi, le temps de laisser stupéfaction s'évanouir. Ce après quoi elle ne tarda plus à descendre de son estrade, longea rapidement les rangs de ses ouailles effarouchées, rejoignit l'auteur de ce cri désespéré. Et c'est le coeur attendri qu'elle se pencha sur Denis pour le réconforter :  "Et bien, et bien, il ne faut pas pleurer comme ça ! C'estd'être puni qui te fait tant de peine ?"

Et Denis de sangloter de plus belle, contristé (consterné ou accablé) d'être une fois de plus si mal compris.
Alors l'institutrice s'agenouilla, posa ses mains sur les épaules si frêles, et planta son regard dans les yeux innondés :   "C'est autre chose, n'est-ce pas ? Mais tu sais ce qu'on va faire dès que tu auras séché tes larmes ?"

Non, Denis n'avait pas la moindre idée de ce que sa maîtresse avait en tête. Il ne l'avait jamais vue comme ça, Madame, si douce et si belle quant on la regardait jusque derrière ses horribles lunettes. Ses mains ne pesaient guère, mais ça rassurait quand même très fort de les sentir sur soi, si caressantes... Alors les larmes se tarirent, Et Denis secoua légèrement la tête.

"bon, tu vois ça va mieux déjà ! Alors voilà, tu vas retourner à ta place et prendre toutes tes affaires, et tu changes avec Adrien. Comme il n'est décidément pas décidé à apprécier les premiers rangs, tant pis pour lui, n'est-ce pas Adrien ?"

[L'intéressé n'ose répondre, mais ses yeux pétulent pour deux]
C'est Denis qui ouvre la bouche pour parler, pour remercier peut-être, mais Madame Dubreuil n'entendait pas réellement qu'on l'interrompe :

"Je vais terminer le cours pendant que tu t'installes en silence. Mais si tu veux, on reste ici tous les deux à la récréation et on parle un peu, d'accord ?"

Denis pensa Oui.
  Et il a pu dire, et surtout faire comprendre à une grande personne, comme c'est dur d'être tout seul.
    Alors déjà c'était moins dur, puisque depuis lors il se sentit moins seul.

maman en son chateauOn le devine bien, de ce Jour (des Indiens) le petit orphelin fut dispensé de mur.
Pour toute l'année.
A tout jamais.

*Saint-Guy : Danseur infatiguable (immémorable)

[ HUG ] (rideau)