[ retour accueil ]
DES MOTS POUR MA MAMAN, SURTOUT


Aurélie

  • NOUVELLE 1
  • première nouvelle !

Dans la salle d'étude des "troisième", l'ambiance était studieuse...

L'on était en mai, et l'examen de fin d'année approchant, tous les esprits se concentraient plus ou moins efficacement sur les sujets de révision. Non, pas tous, pourtant ! Car même ce pensionnat si fier d'être un modèle de sérieux et d'austérité comptait bien quelques mauvais sujets, brebis galeuses perdues dans une troupe d'élite.
Quelques rêveuses, aussi, et au nombre de celles-ci, Aurélie.
Comment la décrire, Aurélie ?
Son visage poupon ne se décidait pas à adopter l'expression si communément chiffonnée des jeunes adolescents qui se croient déjà vieux. Les lèvres boudeuses, par manie et non pour cause d'humeur chagrine, se détendaient parfois en un sourire discret et toujours sans mobile apparent. De grands yeux candides, évidemment, puisque tous les soucis de la vie ne semblaient pas concerner Aurélie.
Son corps, lui aussi, refusait toutes les marques que la presque jeune-fille aurait dû arborer. Point de ces petites rotondités qui font la fierté de la femme en puissance, rien que des membres graciles sur un buste qui n'avait de reliefs que la cambrure des reins, les saillies scapulaires et celles des clavicules.
Voilà grossièrement dessiné le portrait d'une enfant de treize ans à peine, qui serait bien triste s'il n'était précisé que le modèle respirait la santé et la joie de vivre, seul et tranquille, dans son petit monde secret.
Elle était si loin de tout, Aurélie, qu'elle sursautait chaque fois qu'elle entendait son nom, et que même sa plus grande amie n'obtenait rien d'elle à la minute, qu'il fallait toujours compter avec le temps de "l'atterrissage forcé".
L'étude du soir, c'était l'idéal pour qui voulait se perdre en des songes insensés, et ces deux heures qui précédaient la montée au dortoir étaient sans contexte celles qu'Aurélie appréciait le plus dans la journée. Déclarons la nuit hors concours, car ce ne serait que lapalissade de rapporter qu'elle représentait la période privilégiée de la jeune existence d'Aurélie.
Depuis quelques semaines, cette petite demoiselle s'offrait une gâterie bi-hebdomadaire. Voilà en quoi elle consistait: les mardis et vendredis, la surveillante chargée de la bonne tenue des "troisième", était invariablement Madame Plinet. Cette dernière, sans se laisser chahuter pour autant, accordait néanmoins aux lycéennes certaines libertés qui rendaient ces soirées-là particulièrement détendues. Ainsi, sur simple demande et dans les limites du raisonnable, il était permis à celles qui désiraient des renseignements, de se déplacer dans la classe et même d'aller les quérir dans les salles voisines auprès des "grandes" du second cycle.
Un soir d'avril, juste après la rentrée de Pâques, Aurélie avait usé de ce droit, dans l'intention de se faire aider pour un problème de géométrie diablement abscons. Elle était donc sortie, son cahier à la main et dans l'idée d'aller puiser dans la science d'une "terminale" amie. Mais cette idée, qui n'avait rien de fixe, laissa la fillette franchir seule le pas de la porte qui une fois refermée s'empressa de faire barrage au moindre son. Et c'est à cet instant même où le silence total la surprit, qu'Aurélie se sentit comme charnellement passée dans son monde intérieur. Elle avança d'un pas, et c'était comme si elle s'était éloignée à mille lieux de l'internat. Elle porta son regard à droite, à gauche, ne vit que le couloir désert qui lui parut aussi long que l'infini. Pourtant -elle s'y essaya-, il lui suffit de quelques enjambées pour atteindre l'une ou l'autre des extrêmités, peu importe laquelle...
D'un côté comme de l'autre, le tunnel, si lumineux de ce vide silencieux, débouchait sur une pièce pareillement éclairée. Aurélie resta sur son quatrième essai, direction "vers la droite", se posa au beau milieu de la pièce, milieu reconnaissable à la seule dalle marbrée, "la plus belle qui se puisse rencontrer..." C'est sur une veine de ce joyau marmoréen qu'elle se crut au centre de son univers, aussi solitaire que pourrait l'être l'unique rescapé d'un cataclysme planétaire !
Elle s'amusa alors à faire dérouler devant ses yeux toutes les images de la désolation d'un monde désormais inhabité, depuis les villes fantômatiques jusqu'aux campagnes les plus reculées, entièrement dépeuplées. Elle voyageait des unes aux autres, rayonnante du bonheur de n'avoir aucune frontière à franchir, aucune vitesse à ne pas dépasser, et surtout aucun adulte à consulter... Elle conduisait les voitures pour elle seule disponibles, se restaurait en piochant dans les rayons des magasins ouverts et fournis, jouissait sur son trajet de tout ce qui pouvait l'intéresser dans tout ce que l'humain désintégré avait laissé -intact- derrière lui.
Et puis soudain, juste comme le jeu commençait à lasser, surgit au détour d'un chemin celle qu'elle n'osait plus espérer: la Princesse Charmante des Contes de Fées !
Car enfin, pour cette fois elle pouvait bien se permettre une petite entorse à sa propre règle d'unicité, et ne possèder que par indivis la terre toute entière, non!?
D'autant plus que l'autre serait sa complémentaire, qu'elle ne partagerait que ses joies et ne s'entêterait qu'à lui plaire...
Rien à voir, donc, avec ces freluquets prétentieux du lycée d'en face, le Lycée de Garçons, que ces péronnelles des Etudes 3A et 3B, surtout elles, idolâtraient sans retenue!
C'est à cette pause de son escapade imaginaire qu'Aurélie reprit rudement contact avec la réalité ; à évoquer ainsi les personnages de son entourage si familier et concret, elle se retrouvait tout à coup à la fois consciente et à trois mètres à peine de sa salle d'étude.
Le délai pour son supposé "renseignement" étant largement dépassé, augura-t-elle, il ne restait plus à la demoiselle mal réveillée qu'à rentrer dans la classe et vite regagner sa place, le plus silencieusement possible...

Des moyens d'évasion comme celui-ci, Aurélie en connaissait quelques autres, qu'elle utilisait tour à tour et selon les circonstances.
La nuit, évidemment, autorisait les équipées les plus folles qu'un cerveau éminamment fantasque puisse concevoir. Dès après que la maîtresse d'internat eût éteint les lumières, le dortoir tout entier répondait à ce signal par un silence, bien que progressif dans sa qualité, n'arrivait jamais à être total; c'est qu'il y avait là, parmi les dormeuses, de celles qui ronflent, de celles qui rêvent haut, et de celles qui font subir leur insomnie à une amie parfois compatissante, parfois n'écoutant que d'une oreille ensommeillée les confidences tardives.
Malgré tout, et l'obscurité aidant, Aurélie vivait la nuit de ces histoires que l'on dit abracadabrantes simplement parce qu'il n'existe aucune épithète plus précise qui puisse les qualifier.
Qu'elle fut endormie ou encore éveillée, notre rêveuse impénitente se confortait dans les errances les plus lointaines, cependant que les autres, à coup sûr, se contentaient de petits songes beaucoup plus terre à terre. Il n'était d'ailleurs qu'à entendre les récits des plus impressionnables, le matin suivant et parfois même des jours après: telle s'était vue pénalisée d'une "colle" trois jeudis de suite, pour cause de lit mal fait, quand telle autre recevait en dormant cette "déclaration d'amour" dont en réalité elle n'aurait su que faire!
A Michèle, sa plus proche camarade, Aurélie osait parfois se raconter, mais même alors elle demeurait pudique et omettait les épisodes les plus fous, ceux qu'elle enfermait à double tour dans un repli sacré, secret, de sa mémoire.

Pour en finir avec ces déambulations nocturnes, il faut dire encore qu'Aurélie ne se génait pas pour évoluer d'un bout à l'autre du dortoir lorsque le sommeil la fuyant elle voulait le poursuivre d'une manià agréable, et pourquoi pas en profiter pour se dégourdir les jambes! De son regard perçant elle scrutait l'obscurité pour y cheminer à son aise, pour éviter de se cogner contre les armoires et les chaises, contre les lits et les tables de nuit. Plus légère qu'une ombre, plus souple qu'un esprit libéré, Aurélie se mouvait dans le noir et personne n'en savait rien... Heureusement, d'ailleurs! Car l'on n'apprécie guère, dans les pensionnats de jeunes filles, les originales qui jouent "à chat" avec morphée...

Mais durant la journée, alors, comment Aurélie se débrouillait-elle pour assumer son rôle d'élève ainsi qu'on lui demandait?
Il faut croire que l'on peut se nourrir de chimères et produire efficace, puisque les professeurs se montraient somme toute assez satisfaits de cet élément si calme, cette enfant si sage dont les résultats valaient largement la peine qu'on se donnait à les faire venir de très loin, d'outre-Lune, à des kilomètres au dessus des brumes...

... Aurélie passa son Brevet avec succès, puis trois années plus tard, obtint de même le Baccalauréat. Continuant ainsi sur sa lancée, elle poursuivit brillamment des études d'Histoire de la Littérature, pour finir par se commettre, et mouaip!!, dans la Bande Dessinée!
Elle remporta assez de prix en ce domaine pour être vite dégoutée de sa notoriété montante et de tout ce tapage qui l'accompagnait.

... Et c'est ainsi que j'ai pu la retrouver, il y a peu de temps, dans ce coin perdu de France, très loin de son domicile parisien et mondain; elle s'est exilée ici, à Corbera-Sous-Le-Juan, ne sortant plus de sa retraite que très rarement, pour les quelques achats encore nécessaires.
Elle n'a guère vieilli, et les seules rides qui barraient son front au moment de nos retrouvailles, n'étaient que les marques éphémères d'un grand étonnement: comment pouvais-je me souvenir de sa modeste et fuyante personne!?, voilà ce qu'elle ne pouvait concevoir, elle qui passait toutes ses heures de veille à créer.

Aurélie, aujourd'hui, a trouvé dans un enfant, sa fille, la Princesse Charmante dont elle rêvait, et pour Elle d'abord, et pour Elle surtout, elle couche sur papier écolier toutes ses petites histoires-refuges d'autrefois.
C'est peut-être comme ça que l'on devient écrivain pour enfants... En restant enfant soi-même. En en faisant un autre qui ne soit que son double. Et enfin, compter sur l'intelligence des possibles lectrices et lecteurs à comprendre un besoin puéril de confidences!
C'est du moins ce qu'Aurélie se dit, et moi, lâchement, je l'ai laissée toute à ses illusions... pour m'en aller les démolir ailleurs, dans un studio de production.
Là, et comme le rêve ne se vend plus, on le biffe, on l'efface, par tous les moyens on l'anéantit.
Et à voir la figure des gens d'en face, je ne doute plus que l'entreprise aie réussi !

maman en son chateauHeureuse Aurélie, si seule et si perdue,
Et bien souvent, à présent, je l'envie

signé Mamamoi (alias b:b)