Deux mains s'extraient de la fosse.
Ce sont celles de Claire Gibaut qui assure la direction
musicale sans baguette. Elle n'en a pas besoin pour planter le décor musical
Une bûche en revanche est bien en premier rôle. Bruyamment elle
se signale en tombant sur la scène. C'est d'elle qui donne naissance
à la fameuse marionnette dont on croit connaître les facéties
A peine son créateur de père, Gepetto, a-t'il fini d'esquisser
les traits de son visage et de dessiner le contour de ses lèvres
que déjà le projet d'un pantin obéissant au doigt et
à l'oeil est compromis.
Trop tard ! Sitôt le pantin baptisé,
Pinocchio, c'est un garçon turbulent qui n'en finit pas de poursuivre
une fugue à travers le vaste monde
Le socialement bien pensé, l'éducativement correct, le plus
subtil psychologisme se heurtent tour à tour à l'insolence
du gone, à sa soif de liberté, à son apprentissage
de la curiosité et à ses expériences du risque
C'est dire combien il est aisé de transposer dans nos quotidiens
les tribulations qui pourraient être celles de nos rejetons qu'on
ne se risquerait pas à traiter de pantin
"z'y vas ... le bouffon..."
Cyrille Zimmer qui interprète le rôle ce soir a une frimousse ravissante qui
inciterait certains à la prudence et surtout à se garder "de
lui donner le Bon Dieu sans confession". Mais ça tombe bien,
Pinocchio est aussi mécréant que bien d'autres et il ne demande
pas plus le bon dieu que la confession
Quant aux difformités légendaires de son visage, il ne faut
surtout pas attendre de les voir pour y croire. D'abord, l'adolescent qui
a une douzaine d'années pourrait bien être une adolescente.
Ensuite il n'a ni nez pointu qui croche, ni menton en galoche. Le parti
est bien pris de ne pas verser dans la clownerie mais de retenir l'attention
du public sur l'interprétation musicale et sur les jeux de scène.
C'est gagné
C'est aussi l'occasion pour Yendt, qui a mis en scène l'opéra
et composé le livret, de nous faire relire le Pinocchio créé
par Collodi. Le point de vue est bien différent de celui que nous
impose Walt Disney, qui en plus de se vouloir universel est moraliste à
l'excès.
Geneviève Liévre qui signe une nouvelle fois le programme de l'Opéra National
de Lyon y voit même des connections avec les "grands mythes des
70th's" (pléonasme ?). Le petit bonhomme nous aiderait donc à
renouer des liens avec l'anti-psychiatrie, les succédanées
à fortes connotations libertaires d'éducation nouvelle, l'émergence
du concept de l'adolescence modélisée Outre-Atlantique par
les fureurs de vivre d'un James Dean, et chez nous par les quatre cents
coups d'un Antoine Doisnel. Au demeurant, Pinocchio est contemporain d'un
autre poète grand fugueur qui écrivait en 1870 :
Par les soirs bleus d'été,j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue
Il avait seize ans. Il s'appelait Arthur Rimbaud
Pinocchio ne s'acoquine pas avec un Verlaine mais il
se laisse un temps conter fleurette par d'affreux délinquants, et
comme nous sommes en 1998 c'est un couple... on dira... "post-punkitoïdes".
Lui a une dégaine version années 80: cheveux hirsutes, anciennement
Mohican, décolorés, vêtu minimal-cuir, chaînes,
chaussé d'écrase-merdes à semelles compensées,
restant souple dans un jean moulant qui n'a qu'un rapport très conceptuel
avec le légendaire 501. Elle, elle ferait plutôt dans le genre
put'd'opérette. Mais hésitant métaphysiquement entre
l'emploi de racoleuse assoiffée, de dealeuse d'Exctasy qui se la
jouerait "j'ai oublié de cracher quand je suis tombée
dans le chaudron" et celui de fausse mal-voyante qui n'aurait même
pas appris à se servir de sa canne blanche, c'est ce dernier que
Yendt choisit de lui faire tenir
Ce couple inquiétant perd, retrouve et achève de détrousser
Pinocchio. D'une forêt mal famée ils échouent dans un
quartier sordide de Bizness City. N'est ce pas à Marseille, la canaille,
où des poubelles brillent sous des néons violents de couleurs
primaires signalant un cinéma, un bar, un hôtel ? De passe ?
Pinocchio y passe en tout cas, mais ne s'arrête pas à la découverte
de ce monde très "chelou". Le voici installé en
bonne famille à se laisser gentiment bercer par cette Mère
Bleue, si parfaite tant qu'elle ne tente pas de lui faire prendre le chemin
de l'école. Seule la buissonnière lui reste acceptable. Seul
un pays sans école lui conviendrait. Au point que le bonnet d'âne
lui va comme un gant. Au point aussi qu'il finit par se retrouver pour un
temps en ventre de baleine plutôt paisible et voguant sur cette autre
mer bleue
Au point finalement que le pantin a tant mûri qu'il a le dernier mot
qui nous renvoie un peu surpris à nos interrogations : "comme
j'étais amusant quand j'étais un pantin... et comme je suis
content à présent d'être devenu un petit garçon
comme il faut"
Y'a-t'il un petit garçon dans la salle..?
Avait on bien compris que ce spectacle
est tout public ?
Certains pensent sans doute qu'il est surtout destiné
aux jeunes. Ils n'ont raison que si tous les lecteurs de Tintin, Spirou
and Co sont bien ce jeune public qui est visé
Confirmation, c'est bien lui qui est dans la salle du Théâtre des Jeunes Années
Pinocchio se donne jusqu'au 5 Juin 1998, qu'on se le dise et qu'on ne prive surtout pas de cette belle leçon
d'humanité, ni les petits, ni ceux qui ont oublié qu'il sont fait du même bois que Pinocchio...
Enfin, pas question d'oublier de dire un dernier mot
à toute l'équipe à qui on doit ce beau spectacle, particulièrement
à la Maîtrise de l'Opéra de Lyon, à ces jeunes apprentis chanteurs, écoliers
à Gerson ou collégiens à Ampère, et à leur directrice
Claire
GIBAUT à qui l'on souhaite plein de bonnes choses pour la suite.
Hypo